21 juin 2016

Blade Runner (1982)



« Au début du XXIème siècle, la TYRELL CORPORATION a fait entrer les robots dans l’ère NEXUS – un être virtuellement identique à l’homme – connu sous le nom de Répliquant.
Les Répliquants NEXUS 6 étaient supérieurs en force et en agilité, et au moins aussi intelligents que les généticiens qui les avaient créés.
On les utilisait comme main-d’œuvre pour les travaux dangereux lors de l’exploration et la colonisation d’autres planètes.
Après la mutinerie sanglante d’une équipe de combat NEXUS 6 dans une colonie, les Répliquants sont devenus illégaux sur Terre – sous peine de mort.
Les escouades de police spéciales – LES UNITÉS BLADE RUNNER – avaient reçu l’ordre d’abattre, dès identification, tout Répliquant ayant pénétré sur Terre.
Il ne s’agit pas d’une exécution.
Le terme employé est retrait. »

C’est par ces mots que démarre l’un des films d’anticipation les plus influents jamais réalisé, adaptation plutôt libre d’un roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep? écrit en 1966 et publié deux ans plus tard (le livre est sorti en France sous différents titres : Robot Blues en 1976, puis Les Androïdes Rêvent-ils de Moutons Électriques ? en 1979, et enfin, il a été réédité en 1985 sous celui de Blade Runner).
 
 
Off-World

Même si le film reprend l’idée de base d’un chasseur de prime – Rick Deckard – chargé de traquer et d’abattre des androïdes, Ridley Scott s’est beaucoup éloigné du roman. Entre autres, Deckard n’est pas marié (divorcé selon la première version du film de 1982) et ne prend pas soin d’un mouton électrique. Sean Young et Daryl Hannah, deux actrices très différentes, incarnent Rachel et Pris alors que ce sont des personnages physiquement identiques dans le livre. Exit l’orgue émotionnel, la boite d’empathie, et les retombées radioactives de l’Ultime Guerre (la Troisième Guerre Mondiale), qui ont fait de certains humains des êtres déficients mentalement et physiquement. L’action du film se déroule à Los Angeles en 2019 tandis que K. Dick place son histoire à San Francisco en 1992. Enfin et surtout, les termes « Blade Runner » et « Répliquant » n’existent simplement pas dans le roman. Ne souhaitant pas faire un film ésotérique, Ridley Scott cherche à rendre son histoire compréhensible pour le public. Il préserve l’atmosphère sombre et mélancolique, où la majorité des espèces animales a disparu, et le thème de la différenciation, voire de l’opposition, entre l’Homme et la machine, néanmoins son film apporte une vision intellectuelle différente du roman. En effet, dans son livre, K. Dick fait des androïdes des êtres sans cœur et ne se souciant pas des autres. Pour l’auteur, ce ne sont pas des êtres humains. En les traquant et en les exterminant, Rick Deckard finit par devenir comme eux, et perd sa dimension humaine. Ridley Scott décide d’apporter un point de vue modifiant catégoriquement la philosophie (Philip K. Dick sera enthousiaste et même considérablement impressionné par les images d’un pré-montage du film comprenant les effets spéciaux terminés, mais l’écrivain mourra avant la sortie du film, ne connaissant aucune autre version de Blade Runner que l’ébauche).

Ridley Scott avec Philip K. Dick

Blade Runner est un film riche en thèmes. Il y a beaucoup de concepts sur la métaphysique, des questionnements philosophiques tels que : « Qu’est-ce que l’Homme ? » « Nos souvenirs font-ils de nous des humains ? »… Et il propose aussi des thèses courantes (mais brillamment illustrées) de la littérature et du cinéma de science-fiction, sur la technique qui nous trahit, la surpopulation, la tyrannie, etc. Et comme la plupart des grandes œuvres du cinéma (et de l’Art en général), Blade Runner offre des possibilités d’interprétations que certainement l’auteur lui-même n’a pas entrevues...

Los Angeles, novembre 2019

Avant toute chose, Blade Runner est connu pour exister dans plusieurs montages, et il est difficile de parler du film sans faire d’abord le point sur ses différentes versions...

La version originale de 1982

Suite à des projections-tests, où la majorité des spectateurs ont jugé le film trop confus et exigé une fin plus optimiste, les producteurs interviennent sur le montage. Ils ajoutent une voix off, à la fois contre le souhait de Scott et celui d’Harrison Ford qui décide de ne pas faire d’effort, se contentant de lire sans conviction le texte qu’on lui donne. Puis ils modifient la fin pour laquelle Scott ira demander des rushes inutilisés de Shining à Stanley Kubrick (des vues aériennes des montagnes du Colorado prises depuis un hélicoptère), afin de montrer en épilogue un monde apaisant, très éloigné de l’univers sombre du film. Enfin, la production adoucit les scènes violentes (qui resteront dans la version internationale, dont la version française). Une fois ces remaniements terminés, le film sort dans le 25 juin 1982 aux États-Unis, le 15 septembre de la même année en France, mais ne connaît qu’un succès relatif auprès du public et une critique globalement négative aux USA. La vision du futur de Ridley Scott, nietzschéenne, non utopique et existentialiste, est en contradiction avec la vision de Ronald Reagan qui promet un avenir positif au début des années 80, dans lequel le pays sera plus fort et avec une économie plus dynamique. Peu ont envie de voir des films déprimants au cinéma, et puis, surtout, 1982 est l’année d’E.T. de Steven Spielberg. Deux films majeurs nettement pessimistes – aujourd’hui cultes – sont restés dans l’ombre de ce succès planétaire : le remake de The Thing de John Carpenter, et Blade Runner. En France, Blade Runner connaît un certain succès en salles mais divise la critique. Certains y voient une œuvre majeure, tandis qu’une partie de la presse tire à boulets rouges contre le film. Avec pour titre « C'est Philip K. Dick qu'on assassine », le magazine Métal Hurlant sera le plus (excessivement) virulent, lui reprochant trop d’emprunts visuels, notamment à L’Incal de Moebius et Jodorowsky, et le film sera même affublé de termes plus ou moins violents sous la plume de Philippe Manœuvre, où chaque chapitre de sa longue critique (d’une totale mauvaise foi, et basée sur l’idée erronée que K. Dick avait détesté le résultat avant sa mort) est titré par des mots tels que : « Sabotage », « Ringard », « Connerie », « Ignominie ».
  
Années 90

Une copie 70mm différente du film de Ridley Scott, diffusée furtivement dans des avant-premières en 1982, est retrouvée et envoyée à l’UCLA (University of California, Los Angeles). Projetée aux étudiants, cette version, sans happy end ni voix-off, stupéfait les spectateurs. Le bouche-à-oreille fait le reste. Envoyée puis projetée à un Festival du Film 70mm, à Fairfax, Virginie, la copie du film rencontre un succès phénoménal, et les séances font salle comble. Troublés par le succès inattendu de cette version du film, les producteurs acceptent de sortir une nouvelle version avec l’accord de son réalisateur. Mais en visionnant cette version, Ridley Scott se rend compte qu’il s’agit d’une version déjà remaniée par les producteurs, et s’apparentant plus à une ébauche. Les personnes ayant découvert cette copie de travail lui demandent de sortir le film tel quel, ce que le réalisateur refuse, car il veut sortir Blade Runner tel qu’il l’a initialement pensé. Les producteurs voient enfin la possibilité de rentabiliser le film, mais ils veulent battre le fer tant qu’il est encore chaud. Ils ne donnent pas assez de temps à Ridley Scott pour qu’il puisse restaurer le film, et monter une version pleinement satisfaisante à ses yeux. Les quelques secondes de la célèbre « scène de la licorne » (nous y reviendrons) seront intégrées à la dernière minute, après une dernière querelle avec les producteurs qui finissent par céder face à l’exigence du réalisateur.

Director’s Cut (1992)

Si elle n’est pas encore conforme à la vision de son auteur, la Director’s Cut, telle qu’elle est ainsi baptisée, en est déjà très proche. Elle est projetée en 1992 dans deux salles à titre d’essai. C’est un triomphe. Le film bénéficie alors d’une sortie nationale tout aussi couronnée de succès. La Director’s Cut commence à éveiller des soupçons sur la véritable nature du héros. L’ajout d’une scène de « rêve » de seulement quelques secondes montrant une licorne divise les fans : Deckard serait-il un Répliquant ? En interviews, le réalisateur reste longtemps silencieux sur la question, laissant le doute s’installer, amplifié par l’arrivée d’Internet...

Blade Runner devient en effet un des films les plus étudiés à travers le web, sur des centaines de sites, chats et forums de discussion consacrés au film. Arrive l’année 2000 où, interviewé pour un documentaire télévisé, Ridley Scott révèle enfin sa vision en ne laissant plus subsister le moindre doute : « Deckard est un Répliquant ». Les rumeurs vont bon train, la presse parle d’une nouvelle version attestant davantage cette théorie.

Final Cut (2007)

Après des années de problèmes de droits, en décembre 2007 (pour les 25 ans du film) sort un coffret DVD exceptionnellement complet, comprenant pas moins de cinq versions du film : la version US de 82, l’internationale de 82, la Director’s Cut de 92, une version de travail inédite (et sans la musique de Vangelis) et, bien sûr, la tant attendue Final Cut (le coffret contient aussi une version utilisant l'intégralité du monologue enregistré par Harrison Ford).  
Cette nouvelle et dernière (?) version a été supervisée par Ridley Scott, qui a entièrement restauré le son et les images avec le négatif original, numérisé avec les outils technologiques actuels, et corrigé numériquement certains effets ou erreurs. Il modifie par exemple la tête et la chevelure de la cascadeuse doublant Joanna Cassidy (Zhora), supprime les câbles soulevant les voitures de police volantes, et rend leurs mouvements dans les airs plus fluides.
Si cette Final Cut contient effectivement plus d’ambiguïté dans la scène de la licorne (l’ajout de quelques secondes supplémentaires et d’un contre-champs sur le visage troublé de Deckard), la plupart des autres modifications sont assez insignifiantes : un allongement de la séquence où Deckard quitte la femme qui le renseigne sur l’écaille de serpent, où la caméra s’élève dans les airs pour le montrer marcher dans une allée en direction de la boutique d’Abdul Ben Hassan, des danseuses faisant un show derrière des cages en vitre (Ridley Scott cherche éventuellement à appuyer sur la perversité de sa cité babylonienne déjà déshumanisée et mercantile), Deckard au milieu de la foule demandant son chemin à un policier, entre autres. Elle reprend aussi les scènes violentes intégrales censurées aux Etats-Unis. Ainsi, le combat entre Deckard et Pris est plus long (Pris saisit Deckard par les narines, puis se fait tirer dessus trois fois au lieu de deux), lorsque Roy tue Tyrell en enfonçant les pouces dans ses yeux, il y a une projection sanglante des orbites, et enfin il y a plus d’insistance sur le clou que Roy s’enfonce dans la main.
Cette version a surtout un nouvel étalonnage trop bleuté, le rapprochant davantage d’une esthétique 80’s malvenue (on dirait parfois un film de l’autre frangin, Tony), appuyant sur un aspect daté que le film original et la Director’s Cut avaient réussi à éviter, semblant intemporels. 


Le plan de l’envol de la colombe a aussi eu droit à une rectification plutôt bien vue ici. Dans les précédentes versions, la colombe s’envole vers un ciel bleu qui contraste brusquement avec l’univers du film. Dans la Final Cut, un décor futuriste a été ajouté. 
D’un point de vue de collectionneur, le coffret français est moins fourni en terme de gadgets additionnels qu’aux Etats-Unis, où les DVD (et des jouets bonus) sont vendus dans une mallette métallique, imitation de celle des Blade Runners pour transporter le test Voight-Kampf…
Voilà pour toutes les versions du film...

Le titre

Blade Runner, littéralement « Celui qui court sur le fil du rasoir », est le titre d’un roman de William Burroughs publié en 1979, dont Ridley Scott a acheté les droits pour son film. Plus précisément, le roman porte le curieux titre de Blade Runner : le film. Burroughs a lui-même emprunté ce titre à l’écrivain Alain Nourse, d’un roman intitulé The Bladerunner publié en 1974. Ni l’un ni l’autre ne s’inspire évidemment du roman de K. Dick, et aucun élément de leurs histoires ne se retrouve dans le film de Scott. 

Les personnages

Protagoniste arrogant et désabusé, sans attache, détestant son boulot, continuellement vêtu d’un trench-coat et souvent aperçu avec un journal entre les mains, Rick Deckard (Harrison Ford) apparaît vite comme le stéréotype du privé sorti d’un vieux film noir américain. Dans le montage de 82, la narration en off appuie davantage sur cette vision de polar nostalgique. Personnage complexe, dont l’identité diffère selon les versions, Rick Deckard est un anti-héros austère, qui n’hésite pas à tirer dans le dos pour faire son job comme lorsqu’il élimine Zhora. Néanmoins, c’est un personnage romantique, dont l’amour pour Rachel trouve peut-être un écho dans sa rêverie – selon Carl Jung, la chimérique licorne est un symbole représentant la femme...
Roy Batty (Rutger Hauer) est le chef d’une bande de Répliquants renégats revenus sur Terre, afin de trouver des explications sur eux-mêmes et un moyen de vivre plus longtemps. Les généticiens qui les ont créé ne leur ont donné que quatre ans d’espérance de vie. Au fil des années, ils ont développé des sentiments humains et pris conscience de leur fin proche. La bande compte également Zhora (Joanna Cassidy), Léon (Brion James), et Pris (Daryl Hannah) la petite amie de Roy...
J.F. Sebastien (William Sanderson), est concepteur génétique souffrant du « Syndrome de Mathusalem » (inventé pour le film, mais qui s’apparente à la progéria) qui le fait vieillir prématurément. Dans le roman (dans lequel le personnage se nomme John R. Isidore), il est victime des retombées radioactives, jugé inapte pour immigrer vers Mars. Dans le film, c’est un artisan un peu bohème, vivant reclus dans un Bradbury Building abandonné, et qui fabrique des robots-jouets.
Le Dr. Eldon Tyrell (Joe Turkel) est le génie qui a conçu les Répliquants. Ils ont fait la fortune de son entreprise, la Tyrell Corporation, d’où il peut contempler la ville, comme son hibou artificiel, perché en haut de l’édifice (une sorte de pyramide maya technologique).
Rachel (Sean Young) est la secrétaire du Dr. Tyrell. Au début du film, elle ignore qu’elle est un être artificiel. Avec son personnage et celui de Pris, Ridley Scott s’amuse de leur nature d’androïde en jouant sur leur façon de se tenir, se mouvoir, d’être vêtues ou maquillées (et même de mourir, lorsque Pris est prise de convulsions qui la font ressembler à un pantin désarticulé). Nous pourrions les comparer à des poupées, comme les jouets animés que fabrique J.F. Sebastien.
Gaff (Edward James Olmos), enfin, est un flic aussi mystérieux que le « cityspeak », cette curieuse langue d’argot qu’il parle, inspirée de plusieurs langues dont notamment le Hongrois et le Français. Il va chercher Deckard au début du film, l'escorte lors d’une fouille de l’appartement de Léon, apparaît après la mort de Zhora, et ne revient qu’à la fin, une fois la mission de Deckard terminée.


La thématique des animaux

En dehors de la Licorne de Deckard et du hibou de Tyrell, nous pouvons assimiler certains des Répliquants aux animaux qu’ils évoquent ou qu’ils possèdent. 
Roy Batty se montre à la fin comme un prédateur rapide et futé, à l’instar du coyote dont il imite le cri. Zhora est une tentatrice, s’exhibant aux yeux des hommes sur la scène du Snake Pit Bar de Taffey Lewis accompagnée d’un serpent, rappelant évidemment la Genèse. La mission de Léon dans la colonisation est citée par le chef de Deckard, Bryant, au début du film : il doit soulever des charges lourdes pour les mettre sur des vols intergalactiques. Cela colle à l’image de la tortue, évoquée durant son test Voight-Kampf (le test permettant de déceler une anomalie émotionnelle typique d’un non-humain, via une série de questions), d’autant que Léon est également un personnage lent et en retrait.
Dans le duel final, la lutte de Deckard pour survivre est typiquement un instinct animal. C’est un système de réaction irréfléchie, propre aux animaux, que de lutter ou de se défendre pour sa propre survie.

La licorne

Nous voici devant la plus grosse controverse parmi les fans : « Deckard est-il un Répliquant ? » La version de 1982, avec la voix off, donne beaucoup d’indices sur la vie de Deckard, identifiant clairement le personnage comme un humain. Mais dix ans plus tard, en supprimant le monologue et en réinsérant la scène de la licorne galopant à travers une forêt, Ridley Scott offre une nouvelle signification à la scène finale, lorsque le Blade Runner trouve l’origami représentant une licorne laissé par Gaff. Une théorie, lancée par les fans, suggère que Gaff, ce flic qui suit Deckard mais ne prend jamais part à l’action, connaît le rêve de Deckard car il a accès aux fichiers le concernant. Il saurait donc qu’il s’agit d’un implant de mémoire, et que Deckard est un Répliquant. Il le laisse agir et passe après chaque intervention de Deckard, lui déclarant à la fin : « Vous avez été à la hauteur. » 

Dans une des versions du film (celle des monologues de Deckard) visible les bonus du coffret, Gaff a des répliques supplémentaires à la fin, donnant encore plus d’ambiguïté : « Mais êtes-vous sûr d’être un homme ? C’est dur de dire qui est qui, par ici. » 
 
Beaucoup d’autres indices sont présents dans le Final Cut pour entretenir la thèse du Deckard-Répliquant. Les Répliquants ont une lueur rouge dans le regard. Nous pouvons la distinguer dans les yeux de Rachel, lorsqu’elle passe le test de Voight-Kampf, dans ceux de Pris lorsqu’elle parle à J.F. Sebastien, chez les animaux artificiels comme le hibou de Tyrell, mais aussi… chez Deckard, dans une scène où il discute avec Rachel. 




Il y a également les photographies. Les Répliquants n’ont pas de famille, ni de passé. Pourtant, Deckard découvre des clichés dans l’appartement de Léon. Les Répliquants semblent collectionner ces images pour s’inventer un passé qui ne leur appartiendra jamais. Et le logement de Deckard regorge lui aussi de clichés photographiques, en couleur ou en noir et blanc, éparpillés sur son piano.
Et puis, une fois les Répliquants Nexus 6 enfuis, pourquoi les généticiens n’en créeraient-ils pas un pour les chasser ? Après tout, les Répliquants sont créés pour faire les travaux avilissants et dangereux. Chasser des êtres physiquement forts et dotés de sensibilité est un travail avilissant et dangereux... À ce sujet, la critique souvent émise pour contredire le fait que Deckard soit un Répliquant, consiste à demander alors pourquoi Deckard n’est pas aussi puissant que les Répliquants qu’il poursuit. La réponse se trouve dans le texte en prologue du film : les Répliquants Nexus 6 étaient supérieurs en force et en agilité car utilisés comme main-d’œuvre pour les travaux dangereux. Deckard peut être un ancien Réplicant, moins perfectionné et moins fort, sans date limite, mais plus rusé et intelligent. Il serait de toute façon conçu comme un humain, ignorant qu’il n’en est pas un (comme Rachel), et avec des faiblesses pour probablement mieux le contrôler que les Nexus 6...

Mise en scène

Si le film peut s’avérer captivant à analyser pour un amateur de cinéma, l’étudier est essentiel pour tout élève en cinéma et réalisateur esthétique en herbe. Ridley Scott a fait ses armes dans des centaines de publicités auparavant. Il sait mettre en valeur le moindre plan, même anodin, tant du point de vue du cadrage, que de la façon de l’éclairer, de la position de l’acteur, ou du mouvement de la caméra. Il est intéressant de noter un procédé stylistique récurrent dans le montage de ses premiers et dont il se débarrassera (mystérieusement) au fur et à mesure de sa filmographie : une scène spectaculaire subitement coupée par une scène paisible, calme, tant dans le son qu’à l’image. Dans la France Napoléonienne des Duellistes (1977), son premier film, après qu’Armand d’Hubert (Keith Carradine) gagne un premier combat improvisé face à Gabriel Féraud (Harvey Keitel), une femme se jette sur Armand pour l'attaquer, et la scène coupe brusquement sur un plan très posé, ressemblant à un tableau. On retrouve ce surprenant effet de montage dans son second film, Alien, le Huitième Passager (1979), lorsque le parasite arachnéen s’accroche tout à coup au visage de Kane (John Hurt), et que la scène coupe aussitôt sur un plan du vaisseau de l’Alien vu de l’extérieur, avec un bruit de vent lointain. Pour Blade Runner, son troisième film, Scott répète cet effet à trois reprises. Sitôt Holden mis sur la touche par Léon, le film coupe aussitôt sur le plan d’un panneau publicitaire asiatique, devant lequel passe un spinner, ce véhicule de police volant. La mort du Répliquant Léon précède un plan de Deckard buvant lentement un verre. Enfin, l’agonie épileptique de Pris s’achève par l’écho de ses cris à travers le Bradbury Building désert, où résonne le tintement des gouttes d’eau tombant du plafond.

Musique

De nos jours régulièrement critiquée pour son aspect synthétique et ancré dans les années 80, la partition de Vangelis est cependant indissociable du film. Aucune autre ne pourrait convenir. Ayant grandi avec le film, je suis incapable de juger sévèrement ou juste avec un point de vue nouveau et actuel. Mais pour moi la musique contribue à l’étrangeté générale du film, troublant le spectateur par certains effets dambient, où on ne sait plus si cela fait partie de la musique ou de la bande sonore.
 
Le futur

Le réalisateur a composé Blade Runner avec trois principaux éléments itératifs : la pluie, la fumée et l’obscurité. Les trombes d’eau déversées par hectolitres sur sa cité du futur, inspirées par sa jeunesse dans son Angleterre natale, grise et pluvieuse, lui permet de créer une ambiance particulière, tout comme la fumée dissipée à travers le décor permettant de diffuser des rayons de lumière énigmatiques. Le fait de tourner de nuit, dans l’obscurité, permet de masquer des formes trop reconnaissables, tels que les conduits d’aération installés à l’extérieur des façades des bâtiments, qui prennent alors des allures inquiétantes. 


Cette imagerie est superbement accompagné par la bande sonore, avec l’omniprésence d’un bruit blanc et de thèmes hypnotiques. Puisque la population vit continuellement sous la pluie, Scott a eu l’idée originale d’insérer un élément pratique : des parapluies à manche lumineux (aujourd’hui ce gadget existe et se trouve dans le commerce). Par ailleurs, beaucoup d’autres aspects futuristes du film existent bel et bien aujourd’hui, que l’on trouve aussi bien dans l’atmosphère de la ville ou les panneaux publicitaires géants...

Métropolis / Blade Runner

Si le film de Ridley Scott est extraordinairement novateur, le réalisateur se réfère ouvertement à divers sources d’inspiration, de l’esthétique asiatique de villes comme Shanghai ou Tokyo, au Metropolis (1926) de Fritz Lang. Ridley Scott appuiera la référence à ce film, dans la scène de l’atterrissage de la voiture de police sur le commissariat (similarité de l’immeuble et de son angle de prise de vue). Les deux films ont d’ailleurs connu des peines semblables. Si une part de leur richesse esthétique est dû à l’attention particulière qu’apportent leurs réalisateurs aux décors, cela entraîne des problèmes financiers (Blade Runner sera achevé avec un dépassement de 10% sur le budget initial) et des mésententes avec les producteurs respectifs. Chacun des deux films n’a pas rencontré le succès populaire et critique en son temps, et existe dans différentes versions, réparties sur des années (Metropolis néanmoins, n’existera jamais dans sa version imaginée par Fritz Lang, d’environ 3h30, à cause de multiples censures à travers les pays et la perte de bobines). 


Peu à peu, Blade Runner a montré son énorme impact à travers les autres productions cinématographiques. Son iconographie novatrice sert encore aujourd’hui de référence en matière d’imagerie baroque et gothique. Il est incontestable que la vision à la fois bariolée et exotique du L.A. futuriste et pluvieux par Ridley Scott, avec ses épais nuages de pollution, ses panneaux publicitaires et la sensation d’obscurité permanente, a eu une énorme influence sur les films de science-fiction qui ont suivi. Nous sommes toujours abasourdis du soin apporté par le réalisateur dans les scènes de surpopulation. Elles sont suffisamment riches, variées et détaillées pour que nous y distinguions les différentes couches de la société qui s’entrecroisent. La plupart des figurants sont des asiatiques ou des punks, dont l’extravagance et les couleurs ont été gommées afin qu’ils se fondent dans la masse. Les policiers ont une apparence très fasciste (armure et masque). À part quelques idées originales comme les vestes matelassées, Ridley Scott opte pour la sage décision de ne pas chercher à créer une nouvelle mode vestimentaire futuriste trop kitsch. L’aspect « film noir des années 40 » évoqué précédemment se retrouve d’ailleurs dans les costumes des acteurs en général, combinant le passé et le futur, et aussi dans l’architecture de la mégalopole (les bâtiments aux murs décrépis, comme le palace du Bradbury où vit J.F. Sebastien, datent du début du Siècle dernier). Le film s’éloigne ainsi des visions, parfois grotesques, de ses prédécesseurs en matière de science-fiction.

Cogito, ergo sum

« Je pense, Sebastien. Donc je suis. » (Pris à J.F. Sebastien) 
Cité littéralement, le célèbre Cogito de Descartes dévoile le paradoxe principal du film : une machine qui pense n’en fait plus une machine, et cela nous amène aux questions philosophiques posées par le film, qui vont au-delà de Descartes.


Au début du film, Deckard fait passer le test de Voight-Kampf à Rachel. Il met plus de temps que d'habitude pour découvrir qu’elle est un être artificiel. Tyrell, le concepteur, reconnaîtra trouver en ses créations génétiques d’étranges obsessions. Ce qui a rendu la tâche difficile au Blade Runner est que Rachel ignore qu’elle est un Répliquant, parce que Tyrell lui a inséré des souvenirs. L’humanité devient ainsi capable de fabriquer des répliques d’êtres vivants difficiles à différencier des vrais humains. « Plus humain que l’humain » est la devise du concepteur. Les Répliquants de Tyrell sont de plus en plus parfaits, et de moins en moins faciles à démasquer. Seulement, s’ils déploient une puissance physique hors du commun, ils développent aussi une puissance d’esprit.

La séquence entre le « père et le fils » devait se terminer différemment de celle décrite dans le scénario. Après avoir écrasé les yeux et la tête de Tyrell, Roy constate qu’elle est constituée de boulons et de ressorts (le mannequin a été créé pour le film mais n'a jamais servi). L’idée est que Tyrell n’est qu’une façade, poussant Roy à monter à l’étage supérieur de la pyramide pour découvrir le vrai créateur, mort depuis des années, dans un sarcophage. C’est une version intéressante, qui existe en story-boards, mais que Ridley Scott n’a jamais tourné...
  
« Quelle expérience de vivre dans la peur. Voilà ce que c’est d’être un esclave » dira Roy à Deckard, qui s’accroche désespérément à une poutrelle métallique pour ne pas tomber dans le vide. Roy se montre spinoziste par les mots, mais aussi par les actes. C’est le chef des Répliquants, modèle de combat pour la colonisation. Alors qu’il est présenté comme un tueur, il rattrape à la dernière seconde le bras du Blade Runner venu pour l’abattre (et alors qu’il a déjà mis hors d’état de nuire les siens, dont sa petite amie), nous donnant à voir ce que Spinoza démontre, et que personne en dehors du Christ n’a mis en pratique, l’amour vainc la haine.

La fin propose un chiasme : nous nous interrogeons sur Roy, le Répliquant aux émotions exacerbées, qui est finalement bel et bien humain, et sur « l’humain » Deckard, qui pourrait bien être un Répliquant. Le film expose finalement un héros manipulé, qui a supprimé des êtres plus humains que lui. Cela remet en cause tout ce qu’il connaît, sur ce qu’il croit être la vérité, y compris sur son identité. Les Répliquants sont des surhommes tant physiquement que dans leurs sentiments, et cela les rend supérieurs aux humains. Ce thème sous-jacent côtoie des théories jungiennes, sur le symbolisme de l’inconscient collectif et des croyances communes.

Religion

Hormis les quelques figures religieuses qui traversent le film (Hare Krishna, prêtres ou nonnes), Blade Runner contient beaucoup de références et symboles bibliques notables. Dès les premières images, nous pouvons voir l’irruption d’une image insolite, celle d’un œil filmé en très gros plan, où se reflètent les lumières (et les flammes) de Los Angeles. Comme l’Œil de la Providence (symbole du regard de Dieu exerçant sa surveillance sur l’Humanité), l’Homme, représenté par cet œil, et les images grandioses de sa création, semble en faire un être tout-puissant. Mais d’emblée, sa suprématie s’avère toute relative : au cours de son test Voight-Kampf, Léon le Répliquant tire sur Holden. Instantanément, le Répliquant s’est montré plus fort.
L’œil, ce miroir de l’âme, est un élément très présent. Le test de Voight-Kampf, permettant de discerner les Répliquants, analyse entre autres la dilatation de la pupille des individus. Ces Répliquants, créés par le dieu Tyrell, sont une allégorie des anges déchus (livre d’Hénoch, Ancien Testament). En effet, les Répliquants sont redescendus sur Terre, et Scott appuie cette métaphore dans la scène où Deckard élimine Zhora (les blessures aux omoplates de la Répliquante et sa posture rappellent un ange aux ailes coupées tombé du ciel).


D’un point de vue moral et éthique, le film présente le reste du monde comme étant pire que les Répliquants. La société mercantile, décadente, déshumanisée et pervertie du Los Angeles futuriste, évoque bien évidemment la Babylone du livre de l’Apocalypse. Il y a une référence biblique évidente dans les dialogues, lorsque Roy rencontre son « père » Eldon Tyrell. Ce dernier le compare au Fils Prodigue, une parabole connue tirée de la Bible (se référant à un fils qui revient à la maison, après avoir parcouru le monde en dilapidant son héritage, sans respecter l’éthique de son père).
À la fin, Roy, déjà figure du surhomme, a le pouvoir de vie ou de mort sur Deckard, suspendu au-dessus du vide. Contre toute attente, Roy sauve la vie au Blade Runner, et le remonte en le tenant avec sa main traversée d’un clou christique (qu’il s’est planté pour retarder le processus de dégénérescence). Roy se sait condamné, et faire le mal ne peut plus l’aider en rien. Arrivé à la fin de son existence, il aime la vie plus que tout.
« J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme des larmes dans la pluie. Il est temps de mourir. »
Après ces paroles, il laisse la vie lui échapper, et lâche la colombe qu’il tient dans la main, symbole de l’Esprit Sain, de l’âme, mais aussi de l’âme rachetée dans la Chrétienté. En mourant, Roy est devenu humain...




Blade Runner est un film riche et complexe, d’une profondeur inouïe, et qui jouit d’une réalisation éblouissante. Œuvre novatrice pourtant assez méprisée à sa sortie et descendue par la critique, elle devient vite l’initiatrice d’un renouveau esthétique, devenant la référence en matière d’imagerie baroque et gothique, avant d’être simplement considérée comme un inoubliable classique, un chef-d’œuvre absolu du cinéma. Chacun est libre d’interpréter sur la personnalité de Deckard, et pour ma part, je préfère qu’on reste sur une ambiguïté. Cela apporte un intérêt supplémentaire au film. Ma préférence ira toujours pour la Director’s Cut de 92. L’original de 82 et le Final Cut apportent des réponses trop franches : dans l’un, il est évident que Deckard est humain, et dans le second que c’est un Repliquant. Je préfère qu’il y ait la question mais pas de réponse. En tous les cas, Blade Runner continuera de questionner et de fasciner...

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