« Au début du XXIème siècle, la TYRELL
CORPORATION a fait entrer les robots
dans l’ère NEXUS – un
être virtuellement identique à l’homme – connu sous le nom de Répliquant.
Les Répliquants
NEXUS
6 étaient supérieurs en force et en
agilité, et au moins aussi intelligents que les généticiens qui les avaient
créés.
On les utilisait comme main-d’œuvre pour
les travaux dangereux lors de l’exploration et la colonisation d’autres
planètes.
Après la mutinerie sanglante d’une
équipe de combat NEXUS 6 dans
une colonie, les Répliquants sont
devenus illégaux sur Terre – sous peine de mort.
Les escouades de police spéciales – LES UNITÉS
BLADE RUNNER – avaient reçu l’ordre d’abattre, dès identification,
tout Répliquant ayant pénétré sur
Terre.
Il ne s’agit pas d’une exécution.
Le terme employé est retrait. »
C’est par ces mots
que démarre l’un des films d’anticipation les plus influents jamais réalisé,
adaptation plutôt libre d’un roman de Philip K. Dick, Do Androids Dream of Electric Sheep? écrit en 1966 et publié deux
ans plus tard (le livre est sorti en France sous différents titres : Robot Blues en 1976, puis Les Androïdes Rêvent-ils de Moutons
Électriques ? en 1979, et enfin, il a été réédité en 1985 sous celui
de Blade Runner).
Off-World
Même si le film
reprend l’idée de base d’un chasseur de prime – Rick Deckard – chargé de traquer
et d’abattre des androïdes, Ridley Scott s’est beaucoup éloigné du roman. Entre
autres, Deckard n’est pas marié (divorcé selon la première version du film de
1982) et ne prend pas soin d’un mouton électrique. Sean Young et Daryl Hannah,
deux actrices très différentes, incarnent Rachel et Pris alors que ce sont des
personnages physiquement identiques dans le livre. Exit l’orgue émotionnel, la
boite d’empathie, et les retombées radioactives de l’Ultime Guerre (la Troisième Guerre Mondiale), qui ont fait de
certains humains des êtres déficients mentalement et physiquement.
L’action du film se déroule à Los Angeles en 2019 tandis que K. Dick place son
histoire à San Francisco en 1992. Enfin et surtout, les termes « Blade Runner »
et « Répliquant » n’existent simplement pas dans le roman. Ne souhaitant pas
faire un film ésotérique, Ridley Scott cherche à rendre son histoire
compréhensible pour le public. Il préserve l’atmosphère sombre et mélancolique,
où la majorité des espèces animales a disparu, et le thème de la
différenciation, voire de l’opposition, entre l’Homme et la machine, néanmoins son film
apporte une vision intellectuelle différente du roman. En effet, dans
son livre, K. Dick fait des androïdes des êtres sans cœur et ne se souciant pas
des autres. Pour l’auteur, ce ne sont pas des êtres humains. En les traquant et
en les exterminant, Rick Deckard finit par devenir comme eux, et perd sa
dimension humaine. Ridley Scott décide d’apporter un point de vue modifiant
catégoriquement la philosophie (Philip K. Dick sera enthousiaste et même
considérablement impressionné par les images d’un pré-montage du film
comprenant les effets spéciaux terminés, mais l’écrivain mourra avant la sortie
du film, ne connaissant aucune autre version de Blade Runner que l’ébauche).
Ridley Scott avec Philip K. Dick
Blade Runner
est un film riche en thèmes. Il y a beaucoup de concepts sur la métaphysique, des
questionnements philosophiques tels que : « Qu’est-ce que l’Homme ? » « Nos souvenirs font-ils de nous des humains ? »… Et il
propose aussi des thèses courantes (mais brillamment illustrées) de la
littérature et du cinéma de science-fiction, sur la technique qui nous trahit,
la surpopulation, la tyrannie, etc. Et comme la plupart des grandes œuvres du
cinéma (et de l’Art en général), Blade
Runner offre des possibilités d’interprétations que certainement l’auteur
lui-même n’a pas entrevues...
Los Angeles,
novembre 2019
Avant toute chose, Blade Runner est connu pour exister dans plusieurs montages, et il est difficile de parler du film sans faire d’abord le
point sur ses différentes versions...
La version originale de 1982
Suite à des
projections-tests, où la majorité des spectateurs ont jugé le film trop confus
et exigé une fin plus optimiste, les producteurs interviennent sur le montage.
Ils ajoutent une voix off, à la fois contre le souhait de Scott et celui d’Harrison
Ford qui décide de ne pas faire d’effort, se contentant de lire sans conviction le texte qu’on
lui donne. Puis ils modifient la fin pour laquelle Scott ira demander des
rushes inutilisés de Shining à Stanley
Kubrick (des vues aériennes des montagnes du Colorado prises depuis un hélicoptère), afin de montrer en épilogue un monde apaisant, très éloigné de
l’univers sombre du film. Enfin, la production adoucit les scènes violentes
(qui resteront dans la version internationale, dont la version française). Une
fois ces remaniements terminés, le film sort dans le 25 juin 1982 aux
États-Unis, le 15 septembre de la même année en France, mais ne connaît qu’un
succès relatif auprès du public et une critique globalement négative aux USA. La vision du
futur de Ridley Scott, nietzschéenne, non utopique et existentialiste, est en
contradiction avec la vision de Ronald Reagan qui promet un avenir positif au
début des années 80, dans lequel le pays sera plus fort et avec une économie
plus dynamique. Peu ont envie de voir des films déprimants au cinéma, et puis, surtout,
1982 est l’année d’E.T. de Steven
Spielberg. Deux films majeurs nettement pessimistes – aujourd’hui cultes – sont
restés dans l’ombre de ce succès planétaire : le remake de The Thing de John Carpenter, et Blade Runner. En France, Blade Runner connaît un certain succès
en salles mais divise la critique. Certains y voient une œuvre majeure, tandis
qu’une partie de la presse tire à boulets rouges contre le film. Avec pour
titre « C'est Philip K. Dick qu'on
assassine », le magazine Métal
Hurlant sera le plus (excessivement) virulent, lui reprochant trop d’emprunts
visuels, notamment à L’Incal de
Moebius et Jodorowsky, et le film sera même affublé de termes plus ou moins
violents sous la plume de Philippe Manœuvre, où chaque chapitre de sa longue
critique (d’une totale mauvaise foi, et basée sur l’idée erronée que K. Dick avait détesté le résultat avant
sa mort) est titré par des mots tels que : « Sabotage », « Ringard »,
« Connerie », « Ignominie ».
Années 90
Une copie 70mm
différente du film de Ridley Scott, diffusée furtivement dans des
avant-premières en 1982, est retrouvée et envoyée à l’UCLA (University of
California, Los Angeles). Projetée aux étudiants, cette version, sans happy end ni voix-off, stupéfait les
spectateurs. Le bouche-à-oreille fait le reste. Envoyée puis projetée à un
Festival du Film 70mm, à Fairfax, Virginie, la copie du film rencontre un
succès phénoménal, et les séances font salle comble. Troublés par le succès
inattendu de cette version du film, les producteurs acceptent de sortir une
nouvelle version avec l’accord de son réalisateur. Mais en visionnant cette
version, Ridley Scott se rend compte qu’il s’agit d’une version déjà remaniée
par les producteurs, et s’apparentant plus à une ébauche. Les personnes ayant
découvert cette copie de travail lui demandent de sortir le film tel quel, ce
que le réalisateur refuse, car il veut sortir Blade Runner tel qu’il l’a initialement pensé. Les producteurs
voient enfin la possibilité de rentabiliser le film, mais ils veulent battre le
fer tant qu’il est encore chaud. Ils ne donnent pas assez de temps à Ridley
Scott pour qu’il puisse restaurer le film, et monter une version pleinement
satisfaisante à ses yeux. Les quelques secondes de la célèbre « scène de
la licorne » (nous y reviendrons) seront intégrées à la dernière minute,
après une dernière querelle avec les producteurs qui finissent par céder face à
l’exigence du réalisateur.
Director’s Cut (1992)
Si elle n’est pas
encore conforme à la vision de son auteur, la Director’s Cut, telle qu’elle est
ainsi baptisée, en est déjà très proche. Elle est projetée en 1992 dans deux
salles à titre d’essai. C’est un triomphe. Le film bénéficie alors d’une sortie
nationale tout aussi couronnée de succès. La Director’s Cut commence à éveiller
des soupçons sur la véritable nature du héros. L’ajout d’une scène de
« rêve » de seulement quelques secondes montrant une licorne divise
les fans : Deckard serait-il un Répliquant ? En interviews, le
réalisateur reste longtemps silencieux sur la question, laissant le doute
s’installer, amplifié par l’arrivée d’Internet...
Blade Runner
devient en effet un des films les plus étudiés à travers le web, sur des
centaines de sites, chats et forums
de discussion consacrés au film. Arrive l’année 2000 où, interviewé pour un
documentaire télévisé, Ridley Scott révèle enfin sa vision en ne laissant plus
subsister le moindre doute : « Deckard
est un Répliquant ». Les rumeurs vont bon train, la presse parle d’une
nouvelle version attestant davantage cette théorie.
Final Cut (2007)
Après des années de
problèmes de droits, en décembre 2007 (pour les 25 ans du film) sort un coffret
DVD exceptionnellement complet, comprenant pas moins de cinq versions du film :
la version US de 82, l’internationale de 82, la Director’s Cut de 92, une
version de travail inédite (et sans la musique de Vangelis) et, bien sûr, la tant attendue Final Cut (le coffret contient aussi une version utilisant l'intégralité du monologue enregistré par Harrison Ford).
Cette nouvelle et dernière (?) version a été supervisée par Ridley Scott, qui a entièrement restauré le son et les images avec le négatif original, numérisé avec les outils technologiques actuels, et corrigé numériquement certains effets ou erreurs. Il modifie par exemple la tête et la chevelure de la cascadeuse doublant Joanna Cassidy (Zhora), supprime les câbles soulevant les voitures de police volantes, et rend leurs mouvements dans les airs plus fluides.
Cette nouvelle et dernière (?) version a été supervisée par Ridley Scott, qui a entièrement restauré le son et les images avec le négatif original, numérisé avec les outils technologiques actuels, et corrigé numériquement certains effets ou erreurs. Il modifie par exemple la tête et la chevelure de la cascadeuse doublant Joanna Cassidy (Zhora), supprime les câbles soulevant les voitures de police volantes, et rend leurs mouvements dans les airs plus fluides.
Si cette
Final Cut contient effectivement plus d’ambiguïté dans la scène de la licorne
(l’ajout de quelques secondes supplémentaires et d’un contre-champs sur le
visage troublé de Deckard), la plupart des autres modifications sont assez
insignifiantes : un allongement de la séquence où Deckard quitte la femme
qui le renseigne sur l’écaille de serpent, où la caméra s’élève dans les airs
pour le montrer marcher dans une allée en direction de la boutique d’Abdul Ben
Hassan, des danseuses faisant un show derrière des cages en vitre (Ridley Scott
cherche éventuellement à appuyer sur la perversité de sa cité babylonienne déjà
déshumanisée et mercantile), Deckard au milieu de la foule demandant son chemin
à un policier, entre autres. Elle reprend aussi
les scènes violentes intégrales censurées aux Etats-Unis. Ainsi, le combat
entre Deckard et Pris est plus long (Pris saisit Deckard par les narines, puis se
fait tirer dessus trois fois au lieu de deux), lorsque Roy tue Tyrell en
enfonçant les pouces dans ses yeux, il y a une projection sanglante des
orbites, et enfin il y a plus d’insistance sur le clou que Roy s’enfonce dans
la main.
Cette version a surtout
un nouvel étalonnage trop bleuté, le rapprochant
davantage d’une esthétique 80’s malvenue (on dirait parfois un film de l’autre frangin, Tony), appuyant sur un aspect daté que le
film original et la Director’s Cut avaient réussi à éviter, semblant intemporels.
Le plan de l’envol de la colombe a aussi eu droit à une rectification plutôt bien vue ici. Dans les précédentes versions, la colombe s’envole vers un ciel bleu qui contraste brusquement avec l’univers du film. Dans la Final Cut, un décor futuriste a été ajouté.
Le plan de l’envol de la colombe a aussi eu droit à une rectification plutôt bien vue ici. Dans les précédentes versions, la colombe s’envole vers un ciel bleu qui contraste brusquement avec l’univers du film. Dans la Final Cut, un décor futuriste a été ajouté.
D’un point de vue de
collectionneur, le coffret français est moins fourni en terme de gadgets
additionnels qu’aux Etats-Unis, où les DVD (et des jouets bonus) sont vendus
dans une mallette métallique, imitation de celle des Blade Runners pour
transporter le test Voight-Kampf…
Voilà pour toutes
les versions du film...
Le titre
Blade Runner,
littéralement « Celui qui court sur le
fil du rasoir », est le titre d’un roman de William Burroughs publié en
1979, dont Ridley Scott a acheté les droits pour son film. Plus précisément, le
roman porte le curieux titre de Blade
Runner : le film. Burroughs a lui-même emprunté ce titre à l’écrivain
Alain Nourse, d’un roman intitulé The
Bladerunner publié en 1974. Ni l’un ni l’autre ne s’inspire évidemment du
roman de K. Dick, et aucun élément de leurs histoires ne se retrouve dans le
film de Scott.
Les personnages
J.F. Sebastien
(William Sanderson), est concepteur génétique souffrant du « Syndrome de
Mathusalem » (inventé pour le film, mais qui s’apparente à la progéria) qui le
fait vieillir prématurément. Dans le roman (dans lequel le personnage se nomme John
R. Isidore), il est victime des retombées radioactives, jugé inapte pour
immigrer vers Mars. Dans le film, c’est un artisan un peu bohème, vivant reclus
dans un Bradbury Building abandonné, et qui fabrique des robots-jouets.
Le Dr. Eldon Tyrell (Joe Turkel) est le
génie qui a conçu les Répliquants. Ils ont fait la fortune de son entreprise,
la Tyrell Corporation, d’où il peut contempler la ville, comme son hibou
artificiel, perché en haut de l’édifice (une sorte de pyramide maya
technologique).
Rachel (Sean
Young) est la secrétaire du Dr. Tyrell. Au début du film, elle ignore qu’elle
est un être artificiel. Avec son personnage et celui de Pris, Ridley Scott s’amuse
de leur nature d’androïde en jouant sur leur façon de se tenir, se mouvoir,
d’être vêtues ou maquillées (et même de mourir, lorsque Pris est prise de
convulsions qui la font ressembler à un pantin désarticulé). Nous pourrions les
comparer à des poupées, comme les jouets animés que fabrique J.F. Sebastien.
Gaff (Edward
James Olmos), enfin, est un flic aussi mystérieux que le « cityspeak »,
cette curieuse langue d’argot qu’il parle, inspirée de plusieurs langues dont
notamment le Hongrois et le Français. Il va chercher Deckard au début du film,
l'escorte lors d’une fouille de l’appartement de Léon, apparaît après la mort
de Zhora, et ne revient qu’à la fin, une fois la mission de Deckard terminée.
La thématique des animaux
En dehors de la
Licorne de Deckard et du hibou de Tyrell, nous pouvons assimiler certains
des Répliquants aux animaux qu’ils évoquent ou qu’ils possèdent.
Roy Batty se montre à la fin comme un prédateur rapide et futé, à l’instar du coyote dont il imite le cri. Zhora est une tentatrice, s’exhibant aux yeux des hommes sur la scène du Snake Pit Bar de Taffey Lewis accompagnée d’un serpent, rappelant évidemment la Genèse. La mission de Léon dans la colonisation est citée par le chef de Deckard, Bryant, au début du film : il doit soulever des charges lourdes pour les mettre sur des vols intergalactiques. Cela colle à l’image de la tortue, évoquée durant son test Voight-Kampf (le test permettant de déceler une anomalie émotionnelle typique d’un non-humain, via une série de questions), d’autant que Léon est également un personnage lent et en retrait.
Roy Batty se montre à la fin comme un prédateur rapide et futé, à l’instar du coyote dont il imite le cri. Zhora est une tentatrice, s’exhibant aux yeux des hommes sur la scène du Snake Pit Bar de Taffey Lewis accompagnée d’un serpent, rappelant évidemment la Genèse. La mission de Léon dans la colonisation est citée par le chef de Deckard, Bryant, au début du film : il doit soulever des charges lourdes pour les mettre sur des vols intergalactiques. Cela colle à l’image de la tortue, évoquée durant son test Voight-Kampf (le test permettant de déceler une anomalie émotionnelle typique d’un non-humain, via une série de questions), d’autant que Léon est également un personnage lent et en retrait.
Dans le duel final,
la lutte de Deckard pour survivre est typiquement un instinct animal. C’est un
système de réaction irréfléchie, propre aux animaux, que de lutter ou de se
défendre pour sa propre survie.
La licorne
Nous voici devant la
plus grosse controverse parmi les fans : « Deckard est-il un Répliquant ? » La version de 1982, avec
la voix off, donne beaucoup d’indices sur la vie de Deckard, identifiant
clairement le personnage comme un humain. Mais dix ans plus tard, en
supprimant le monologue et en réinsérant la scène de la licorne galopant à
travers une forêt, Ridley Scott offre une nouvelle signification à la scène
finale, lorsque le Blade Runner trouve l’origami représentant une licorne
laissé par Gaff. Une théorie, lancée par les fans, suggère que Gaff, ce flic
qui suit Deckard mais ne prend jamais part à l’action, connaît le rêve de
Deckard car il a accès aux fichiers le concernant. Il saurait donc qu’il s’agit
d’un implant de mémoire, et que Deckard est un Répliquant. Il le laisse agir et
passe après chaque intervention de Deckard, lui déclarant à la fin :
« Vous avez été à la hauteur. »
Dans une des versions du film (celle des monologues de Deckard) visible les bonus du coffret, Gaff a des répliques supplémentaires à la fin, donnant encore plus d’ambiguïté : « Mais êtes-vous sûr d’être un homme ? C’est dur de dire qui est qui, par ici. »
Dans une des versions du film (celle des monologues de Deckard) visible les bonus du coffret, Gaff a des répliques supplémentaires à la fin, donnant encore plus d’ambiguïté : « Mais êtes-vous sûr d’être un homme ? C’est dur de dire qui est qui, par ici. »
Beaucoup d’autres
indices sont présents dans le Final Cut pour entretenir la thèse du
Deckard-Répliquant. Les Répliquants ont une lueur rouge dans le
regard. Nous pouvons la distinguer dans les yeux de Rachel, lorsqu’elle passe le
test de Voight-Kampf, dans ceux de Pris lorsqu’elle parle à J.F. Sebastien,
chez les animaux artificiels comme le hibou de Tyrell, mais aussi… chez Deckard,
dans une scène où il discute avec Rachel.
Il y a également les photographies.
Les Répliquants n’ont pas de famille, ni de passé. Pourtant, Deckard découvre
des clichés dans l’appartement de Léon. Les Répliquants semblent collectionner
ces images pour s’inventer un passé qui ne leur appartiendra jamais. Et le
logement de Deckard regorge lui aussi de clichés photographiques, en couleur ou
en noir et blanc, éparpillés sur son piano.
Et puis, une fois
les Répliquants Nexus 6 enfuis, pourquoi les généticiens n’en créeraient-ils
pas un pour les chasser ? Après tout, les Répliquants sont créés pour
faire les travaux avilissants et dangereux. Chasser des êtres physiquement
forts et dotés de sensibilité est un travail avilissant et dangereux... À ce
sujet, la critique souvent émise pour contredire le fait que Deckard soit un Répliquant,
consiste à demander alors pourquoi Deckard n’est pas aussi puissant que les Répliquants
qu’il poursuit. La réponse se trouve dans le texte en prologue du film :
les Répliquants Nexus 6 étaient supérieurs en force et en agilité car utilisés comme
main-d’œuvre pour les travaux dangereux. Deckard peut être un ancien Réplicant,
moins perfectionné et moins fort, sans date limite, mais plus rusé et
intelligent. Il serait de toute façon conçu comme un humain, ignorant qu’il n’en
est pas un (comme Rachel), et avec des faiblesses pour probablement mieux le
contrôler que les Nexus 6...
Mise en scène
Si le film peut
s’avérer captivant à analyser pour un amateur de cinéma, l’étudier est
essentiel pour tout élève en cinéma et réalisateur esthétique en herbe.
Ridley Scott a fait ses armes dans des centaines de publicités auparavant. Il
sait mettre en valeur le moindre plan, même anodin, tant du point de vue du
cadrage, que de la façon de l’éclairer, de la position de l’acteur, ou du
mouvement de la caméra. Il est intéressant de noter un procédé stylistique
récurrent dans le montage de ses premiers et dont il se débarrassera
(mystérieusement) au fur et à mesure de sa filmographie : une scène
spectaculaire subitement coupée par une scène paisible, calme, tant dans le son
qu’à l’image. Dans la France Napoléonienne des Duellistes (1977), son premier film, après qu’Armand d’Hubert
(Keith Carradine) gagne un premier combat improvisé face à Gabriel Féraud (Harvey
Keitel), une femme se jette sur Armand pour l'attaquer, et la scène coupe brusquement
sur un plan très posé, ressemblant à un tableau. On retrouve ce surprenant
effet de montage dans son second film, Alien,
le Huitième Passager (1979), lorsque le parasite arachnéen s’accroche tout
à coup au visage de Kane (John Hurt), et que la scène coupe aussitôt sur un
plan du vaisseau de l’Alien vu de l’extérieur, avec un bruit de vent lointain. Pour
Blade Runner, son troisième film,
Scott répète cet effet à trois reprises. Sitôt Holden mis sur la touche par
Léon, le film coupe aussitôt sur le plan d’un panneau publicitaire asiatique, devant
lequel passe un spinner, ce véhicule de police volant. La mort du Répliquant
Léon précède un plan de Deckard buvant lentement un verre. Enfin, l’agonie épileptique
de Pris s’achève par l’écho de ses cris à travers le Bradbury Building désert,
où résonne le tintement des gouttes d’eau tombant du plafond.
De nos jours régulièrement critiquée pour son aspect synthétique et ancré dans les années 80, la partition de Vangelis est cependant indissociable du film. Aucune autre ne pourrait convenir. Ayant grandi avec le film, je suis incapable de juger sévèrement ou juste avec un point de vue nouveau et actuel. Mais pour moi la musique contribue à l’étrangeté générale du film, troublant le spectateur par certains effets d’ambient, où on ne sait plus si cela fait partie de la musique ou de la bande sonore.
Musique
De nos jours régulièrement critiquée pour son aspect synthétique et ancré dans les années 80, la partition de Vangelis est cependant indissociable du film. Aucune autre ne pourrait convenir. Ayant grandi avec le film, je suis incapable de juger sévèrement ou juste avec un point de vue nouveau et actuel. Mais pour moi la musique contribue à l’étrangeté générale du film, troublant le spectateur par certains effets d’ambient, où on ne sait plus si cela fait partie de la musique ou de la bande sonore.
Le futur
Le réalisateur a
composé Blade Runner avec trois
principaux éléments itératifs : la pluie, la fumée et l’obscurité. Les trombes
d’eau déversées par hectolitres sur sa cité du futur, inspirées par sa jeunesse
dans son Angleterre natale, grise et pluvieuse, lui permet de créer une
ambiance particulière, tout comme la fumée dissipée à travers le décor
permettant de diffuser des rayons de lumière énigmatiques. Le fait de tourner
de nuit, dans l’obscurité, permet de masquer des formes trop reconnaissables,
tels que les conduits d’aération installés à l’extérieur des façades des bâtiments,
qui prennent alors des allures inquiétantes.
Cette imagerie est superbement accompagné par la bande sonore, avec l’omniprésence d’un bruit blanc et de thèmes hypnotiques. Puisque la population vit continuellement sous la pluie, Scott a eu l’idée originale d’insérer un élément pratique : des parapluies à manche lumineux (aujourd’hui ce gadget existe et se trouve dans le commerce). Par ailleurs, beaucoup d’autres aspects futuristes du film existent bel et bien aujourd’hui, que l’on trouve aussi bien dans l’atmosphère de la ville ou les panneaux publicitaires géants...
Cette imagerie est superbement accompagné par la bande sonore, avec l’omniprésence d’un bruit blanc et de thèmes hypnotiques. Puisque la population vit continuellement sous la pluie, Scott a eu l’idée originale d’insérer un élément pratique : des parapluies à manche lumineux (aujourd’hui ce gadget existe et se trouve dans le commerce). Par ailleurs, beaucoup d’autres aspects futuristes du film existent bel et bien aujourd’hui, que l’on trouve aussi bien dans l’atmosphère de la ville ou les panneaux publicitaires géants...
Métropolis / Blade Runner
Si le film de Ridley
Scott est extraordinairement novateur, le réalisateur se réfère ouvertement à
divers sources d’inspiration, de l’esthétique asiatique de villes comme
Shanghai ou Tokyo, au Metropolis
(1926) de Fritz Lang. Ridley Scott appuiera la référence à ce film, dans la
scène de l’atterrissage de la voiture de police sur le commissariat (similarité
de l’immeuble et de son angle de prise de vue). Les deux films ont d’ailleurs
connu des peines semblables. Si une part de leur richesse esthétique est dû à
l’attention particulière qu’apportent leurs réalisateurs aux décors, cela
entraîne des problèmes financiers (Blade
Runner sera achevé avec un dépassement de 10% sur le budget initial) et des
mésententes avec les producteurs respectifs. Chacun des deux films n’a pas
rencontré le succès populaire et critique en son temps, et existe dans
différentes versions, réparties sur des années (Metropolis néanmoins, n’existera jamais dans sa version imaginée
par Fritz Lang, d’environ 3h30, à cause de multiples censures à travers les
pays et la perte de bobines).
Peu à peu, Blade Runner a montré son énorme impact
à travers les autres productions cinématographiques. Son iconographie novatrice
sert encore aujourd’hui de référence en matière d’imagerie baroque et gothique.
Il est incontestable que la vision à la fois bariolée et exotique du L.A.
futuriste et pluvieux par Ridley Scott, avec ses épais nuages de pollution, ses
panneaux publicitaires et la sensation d’obscurité permanente, a eu une énorme
influence sur les films de science-fiction qui ont suivi. Nous sommes toujours
abasourdis du soin apporté par le réalisateur dans les scènes de surpopulation.
Elles sont suffisamment riches, variées et détaillées pour que nous y
distinguions les différentes couches de la société qui s’entrecroisent. La
plupart des figurants sont des asiatiques ou des punks, dont l’extravagance et
les couleurs ont été gommées afin qu’ils se fondent dans la masse. Les
policiers ont une apparence très fasciste (armure et masque). À part quelques
idées originales comme les vestes matelassées, Ridley Scott opte pour la sage
décision de ne pas chercher à créer une nouvelle mode vestimentaire futuriste
trop kitsch. L’aspect « film noir des années 40 » évoqué précédemment
se retrouve d’ailleurs dans les costumes des acteurs en général, combinant le
passé et le futur, et aussi dans l’architecture de la mégalopole (les bâtiments
aux murs décrépis, comme le palace du Bradbury où vit J.F. Sebastien, datent du
début du Siècle dernier). Le film s’éloigne ainsi des visions, parfois
grotesques, de ses prédécesseurs en matière de science-fiction.
Cogito, ergo sum
« Je pense, Sebastien. Donc je suis. » (Pris
à J.F. Sebastien)
Cité littéralement,
le célèbre Cogito de Descartes dévoile le paradoxe principal du film : une
machine qui pense n’en fait plus une machine, et cela nous amène aux questions
philosophiques posées par le film, qui vont au-delà de Descartes.
Au début du film,
Deckard fait passer le test de Voight-Kampf à Rachel. Il met plus de temps que
d'habitude pour découvrir qu’elle est un être artificiel. Tyrell, le
concepteur, reconnaîtra trouver en ses créations génétiques d’étranges
obsessions. Ce qui a rendu la tâche difficile au Blade Runner est que Rachel
ignore qu’elle est un Répliquant, parce que Tyrell lui a inséré des souvenirs. L’humanité
devient ainsi capable de fabriquer des répliques d’êtres vivants difficiles à
différencier des vrais humains. « Plus
humain que l’humain » est la devise du concepteur. Les Répliquants de Tyrell
sont de plus en plus parfaits, et de moins en moins faciles à démasquer.
Seulement, s’ils déploient une puissance physique hors du commun, ils
développent aussi une puissance d’esprit.
La séquence entre le
« père et le fils » devait se terminer différemment de celle décrite dans le
scénario. Après avoir écrasé les yeux et la tête de Tyrell, Roy constate
qu’elle est constituée de boulons et de ressorts (le mannequin a été créé pour
le film mais n'a jamais servi). L’idée est que Tyrell n’est qu’une façade,
poussant Roy à monter à l’étage supérieur de la pyramide pour découvrir le vrai
créateur, mort depuis des années, dans un sarcophage. C’est une version intéressante,
qui existe en story-boards, mais que Ridley Scott n’a jamais tourné...
« Quelle expérience de vivre dans la peur.
Voilà ce que c’est d’être un esclave » dira Roy à Deckard, qui s’accroche
désespérément à une poutrelle métallique pour ne pas tomber dans le vide. Roy
se montre spinoziste par les mots, mais aussi par les actes. C’est le chef des
Répliquants, modèle de combat pour la colonisation. Alors qu’il est présenté
comme un tueur, il rattrape à la dernière seconde le bras du Blade Runner venu
pour l’abattre (et alors qu’il a déjà mis hors d’état de nuire les siens, dont sa petite amie), nous
donnant à voir ce que Spinoza démontre, et que personne en dehors du Christ n’a
mis en pratique, l’amour vainc la haine.
La fin propose un
chiasme : nous nous interrogeons sur Roy, le Répliquant aux émotions
exacerbées, qui est finalement bel et bien humain, et sur « l’humain »
Deckard, qui pourrait bien être un Répliquant. Le film
expose finalement un héros manipulé, qui a supprimé des êtres plus humains que lui. Cela
remet en cause tout ce qu’il connaît, sur ce qu’il croit être la vérité, y compris
sur son identité. Les Répliquants sont des surhommes tant physiquement que dans
leurs sentiments, et cela les rend supérieurs aux humains. Ce thème sous-jacent
côtoie des théories jungiennes, sur le symbolisme de l’inconscient collectif et
des croyances communes.
Religion
Hormis les quelques
figures religieuses qui traversent le film (Hare Krishna, prêtres ou nonnes), Blade Runner contient beaucoup de
références et symboles bibliques notables. Dès les premières images, nous
pouvons voir l’irruption d’une image insolite, celle d’un œil filmé en très
gros plan, où se reflètent les lumières (et les flammes) de Los Angeles. Comme
l’Œil de la Providence (symbole du regard de Dieu exerçant sa surveillance sur
l’Humanité), l’Homme, représenté par cet œil, et les images grandioses de sa
création, semble en faire un être tout-puissant. Mais d’emblée, sa suprématie
s’avère toute relative : au cours de son test Voight-Kampf, Léon le
Répliquant tire sur Holden. Instantanément, le Répliquant s’est montré plus
fort.
L’œil, ce miroir de l’âme, est un élément très
présent. Le test de Voight-Kampf, permettant de discerner les Répliquants,
analyse entre autres la dilatation de la pupille des individus. Ces Répliquants,
créés par le dieu Tyrell, sont une allégorie des anges déchus (livre d’Hénoch,
Ancien Testament). En effet, les Répliquants sont redescendus sur Terre, et
Scott appuie cette métaphore dans la scène où Deckard élimine Zhora (les
blessures aux omoplates de la Répliquante et sa posture rappellent un ange aux
ailes coupées tombé du ciel).
D’un point de vue
moral et éthique, le film présente le reste du monde comme étant pire que les
Répliquants. La société mercantile, décadente, déshumanisée et pervertie du Los
Angeles futuriste, évoque bien évidemment la Babylone du livre de l’Apocalypse.
Il y a une référence biblique évidente dans les dialogues, lorsque Roy
rencontre son « père » Eldon Tyrell. Ce dernier le compare au Fils Prodigue,
une parabole connue tirée de la Bible (se référant à un fils qui revient à la
maison, après avoir parcouru le monde en dilapidant son héritage, sans
respecter l’éthique de son père).
À la fin, Roy, déjà
figure du surhomme, a le pouvoir de vie ou de mort sur Deckard, suspendu
au-dessus du vide. Contre toute attente, Roy sauve la vie au Blade Runner, et
le remonte en le tenant avec sa main traversée d’un clou christique (qu’il s’est
planté pour retarder le processus de dégénérescence). Roy se sait condamné, et
faire le mal ne peut plus l’aider en rien. Arrivé à la fin de son existence, il
aime la vie plus que tout.
« J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne
pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion.
J’ai vu des rayons fabuleux briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser.
Tous ces moments se perdront dans l’oubli, comme des larmes dans la pluie. Il
est temps de mourir. »
Après ces paroles,
il laisse la vie lui échapper, et lâche la colombe qu’il tient dans la main,
symbole de l’Esprit Sain, de l’âme, mais aussi de l’âme rachetée dans la
Chrétienté. En mourant, Roy est devenu humain...
Blade Runner
est un film riche et complexe, d’une profondeur inouïe, et qui jouit d’une
réalisation éblouissante. Œuvre novatrice pourtant assez méprisée à sa sortie
et descendue par la critique, elle devient vite l’initiatrice d’un renouveau
esthétique, devenant la référence en matière d’imagerie baroque et gothique,
avant d’être simplement considérée comme un inoubliable classique, un
chef-d’œuvre absolu du cinéma. Chacun est libre d’interpréter sur la
personnalité de Deckard, et pour ma part, je préfère qu’on reste sur une ambiguïté. Cela apporte un intérêt supplémentaire au film. Ma préférence ira toujours
pour la Director’s Cut de 92. L’original de 82 et le Final Cut apportent des
réponses trop franches : dans l’un, il est évident que Deckard est humain,
et dans le second que c’est un Repliquant. Je préfère qu’il y ait la question
mais pas de réponse. En tous les cas, Blade Runner
continuera de questionner et de fasciner...
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